Kyrja étira ses pattes engourdies. Elle avait erré toute la nuit, ne s'étant arrêtée que pour dérober un jeune poulet appétissant en vadrouille hors de son poulailler. Elle n'avait sombré dans le sommeil qu'aux première lueurs de l'aube, après avoir trouvé refuge dans la canopée fournie d'une forêt. A présent, le soleil était déjà bien haut dans le ciel. Ses pattes étaient encore douloureuses des séquelles de sa longue marche, et elle n'avait pas la moindre idée de là où elle se trouvait. Elle commençait à se lasser de sa vie de vagabondage. Les forêts luxuriantes du Sud lui manquaient. Mais elle n'y retournerait pas, jamais. La présence d'Ely s'accrochait à elle comme un voile qui l'étouffait. Il n'y avait là-bas que la misère et le malheur. Elle n'était nul part en sécurité. Nul part chez elle.
Elle s'assit sur la branche où elle avait passé la nuit, et observa les alentours. Elle pouvait apercevoir une ville, à une distance suffisante pour qu'elle n'ai pas à craindre de tomber par hasard sur des promeneurs, mais un peu trop près à son goût tout de même. L'air sentait le pin, avec quelques effluves de petit gibier. Elle fronça le museau en percevant des odeurs de ce qui devait être des prédateurs. Elle avait déjà eu quelques soucis avec des pumas, des loups ou même des chiens errants, et même s'ils s'en prenaient rarement à elle, ça n'était jamais réjouissant d'en savoir dans les parages. Son regard s'attarda sur quelque chose dont la forme semblait inhabituelle entre les arbres. Y aurait-il un bâtiment au beau milieu de la forêt ? Elle ne l'avait pas remarqué lorsqu'elle s'était endormie ; autrement, elle aurait cherché un endroit plus éloigné. Mais à présent qu'elle était éveillée, sa curiosité la titillait. Elle la laissa prendre le pas sur sa prudence.

Le bâtiment semblait être une vaste maison — ou, du moins, les ruines d'une vaste maison. Les quelques murs qui tenaient encore debout semblaient sur le point de s'effondrer. Glissant près du sol en espérant se rendre invisible, elle quitta le couvert de la forêt pour s'en approcher. Elle n'avait pas vraiment envie qu'un humain repère une panthère nébuleuse dans les parages et n'envoie les services de la faune sauvage à ses trousses. Sa truffe captait toute une variété d'odeurs travesties, mêlées inextricablement entre elles. A chaque nouvel endroit qu'elle traversait, les senteurs variaient, et cela la perturbait et exacerbait sa méfiance. Avec précautions, elle se redressa et posa ses pattes avant sur le rebord d'une fenêtre pour jeter un œil à l'intérieur. Elle n'eut guère le temps de s'y attarder ; un bruissement la fit aussitôt retomber à quatre pattes, luttant pour ne pas hérisser son poil. Elle se tapit au sol en entrevoyant une silhouette humaine qui approchait, comptant sur son immobilité pour la dissimuler, mais prête à décamper vers les arbres.
Elle pestait intérieurement, contre cet individu qui se pointait — évidemment — à cet instant précis, contre le vent qui soufflait dans le mauvais sens et l'avait empêchée de repérer son odeur — heureusement, les humains avaient un trop piètre odorat pour que lui ne la repère. Contre cette fichue maison qui ne l'aurait pas mise dans une telle situation si elle ne s'était pas trouvée là, contre cette fichue forêt décidément bien trop proche de la ville. Certainement pas contre elle-même, cependant.

L'humain approchait, et Kyrja n'aurait su dire s'il avançait trop vite, la laissant incapable de réfléchir à une solution concrète, ou trop lentement, la condamnant à son attente immobile. Ce qui était sûr, c'est qu'il ne marchait pas à la bonne vitesse. Ni dans la bonne direction — qui aurait été n'importe laquelle, sauf celle qu'il suivait actuellement et qui venait droit sur la longibande.
Elle maîtrisait tant bien que mal son souffle pour éviter à ses flancs de se soulever trop visiblement. Même son regard était immobile, braqué sur l'importun. Mais sa technique de camouflage, habituellement si efficace auprès des humains, échoua lamentablement. Ses muscles se contractèrent avec toujous plus d'irritation lorsqu'elle sentit son regard la dévisager, et elle pesta encore en se demandant comment il avait bien pu faire pour la repérer. L'avait-il vue un peu plus tôt, avant qu'elle ne se tapisse au sol ? Il ne pouvait tout de même pas l'avoir repérée si facilement ! Les humains qu'elle avait croisé au cours de ses longues années d'errance avaient toujours été si aveugles qu'ils passaient à côté d'elle sans la voir.

Il détourna le regard vers la bâtisse, et Kyrja se demanda un instant si elle n'avait pas rêvé lorsqu'il avait regardé dans sa direction. Elle se conforta un peu dans cette idée rassurante en le voyant soupirer et s'asseoir. Il n'y avait que deux options pouvant expliquer ce comportement : soit il ne l'avait pas vue, soit il l'avait vue, mais était très con. Même sans jamais avoir vu de panthère nébuleuse, on ne pouvait pas vraiment la confondre avec quoi que ce soit susceptible de vivre à l'état naturel dans le coin. Et, de toute façon, n'importe quel humain censé éviterait de se placer dans une position de vulnérabilité en présence d'un animal sauvage potentiellement dangereux.

« Tu fais quoi ici, c’est une propriété privée ! Surtout, tu fais quoi dans cette ville ? »

Elle sentit son poil se hérisser du bout de la queue jusqu'à la nuque. S'il avait pu, il se serait même hérissé jusqu'à sa truffe. Ses muscles se contractèrent tant que ses griffes se plantèrent dans le sol. Même le juron qui explosa dans sa tête ne trouva pas le chemin de ses cordes vocales. Il n'y avait plus guère de doute sur le fait qu'elle s'était faite lamentablement repérer. Elle ne parvint même pas à se rassurer en comptant sur le fait qu'il était probablement vraiment très con pour réagir de la sorte. Les rares fois où elle avait manqué de discrétion et avait été repérée, les humains s'étaient contentés de brailler et de la dénoncer à divers services chargés de s'occuper des animaux en vadrouille. On ne lui avait encore jamais fait le coup de l'engueulade.

Kyrja était encore tétanisée par la surprise lorsqu'il se releva pour faire sa petite promenade de dix mètres aux abords des arbres. Le temps qu'elle retrouve l'usage de ses muscles, il venait droit sur elle. Elle aurait voulu fuir pour se réfugier dans la forêt, et quitter le coin au plus vite, mais elle se rendit compte qu'elle se retrouvait coincée entre la ruine et l'autre timbré. Son instinct lui hurlait de lui sauter à la gorge, de le blesser pour qu'il batte en retraite et qu'elle puisse prendre la fuite. Mais elle savait que si elle attaquait un humain, elle serait traquée et ne pourrait plus jamais se sentir en sécurité. Comme c'était tentant de céder à ses instincts ! De déchirer la chair, de la voir se teinter de sang, de venger sur cet individu malchanceux tout ce qu'elle avait subi de ses semblables. Elle hésitait encore lorsqu'il se planta devant elle, la dévisageant d'un air qu'elle n'appréciait guère. Elle mit son poids sur ses pattes arrière, se reculant de sorte à mettre en évidence ses griffes sorties en grondant. Elle espérait que l'avertissement soit suffisamment clair pour qu'il se recule. Voyant que cela ne fonctionnait pas, elle laissa échapper un feulement en battant de la queue. Mais il ne sembla pas y prêter attention et lui tourna le dos, la laissant perplexe. Comment pouvait-il être aussi stupide et sans aucune notion du danger ? Peut-être dissimulait-il une arme quelque part, dont il espérait se servir en cas de besoin ? Elle le regarda s'asseoir à nouveau et détourner le regard. Elle jeta un bref coup d’œil vers les arbres les plus proches où elle pourrait se réfugier pour en apprécier la distance. Un peu trop longue à son goût, mais elle n'avait guère le choix.
Elle huma les effluves que l'importun avait laissé en s'approchant pour tenter d'y repérer la trace d'une quelconque arme. Elle préférait être prête s'il se mettait à lui tirer dessus ou à lui envoyer un couteau. Elle entrouvrit la gueule pour mieux analyser les arômes, et un frisson couru le long de son échine. Il n'y avait pas d'odeur de poudre ou de lame métallique, mais celle d'un animal. Si inextricablement mêlée à celle de l'humain qu'il lui était difficile de les identifier toutes deux.

Kyrja avait toujours su, sans vraiment y songer, qu'elle n'était certainement pas unique en son genre. Même si elle n'avait jamais croisé ne serais-ce que l'ombre d'un autre animal ayant quelques soucis d'humanité, il était difficile de croire qu'elle était seule parmi les milliards d'êtres qui peuplaient cette planète. Et cette pensée gagna sa conscience en cet instant. Était-il possible que celui-là ne soit en fait pas complètement con, mais réagisse de la sorte simplement parce qu'il savait ce qu'elle était ?
Elle fut tentée de s'en enquérir, mais l'idée de s'être trompée la retenait. S'il n'était qu'un humain, c'était sans doute une très mauvaise idée de se mettre à parler. Elle opta pour un compromis, se convainquant que, de toute façon, s'il était humain il était tellement con qu'il pourrait bien trouver normal une panthère parlante. Après tout, il l'avait bien engueulée.

« Pourquoi, il faut ton autorisation pour mettre la patte dans cette ville ? » grogna-t-elle si doucement que n'importe quelle personne ne s'attendant pas à la voir parler aurait crû à une hallucination.

A ses mots, il bondit sur ses pieds, ce qui eut pour effet d'hérisser de plus belle le poil qui commençait à retomber sur le dos de Kyrja. Avait-elle commis une gaffe ? Elle en voulut à sa curiosité ; elle aurait dû s'enfuir dès que la possibilité lui en avait été présentée, au lieu de jacasser. Pourtant, l'importun ne semblait pas tant surpris que furieux. La longibande crû même l'entendre émettre un grognement étouffé, mais songea que cela ne signifiait pas grand chose puisqu'elle pouvait tout aussi bien l'attribuer à un humain con.
Il observa une nouvelle fois les alentours, comme s'il ne l'avait pas déjà suffisamment fait pour pouvoir graver chaque détail dans sa mémoire. Mais qui n'a jamais ouï l'histoire du poisson rouge nageant indéfiniment dans son bocal de verre sans savoir qu'il tourne en rond ? Fut-elle fausse pour le poisson rouge, la croyance était peut-être bien réelle pour certains gens, qui sait...

« Je ne te connais pas, alors c’est normal que je veuille protéger cette ville et mes amis ! » explosa-t-il.

Il sembla vouloir ajouter quelque chose, mais s'éloigna vivement à grands pas. Kyrja ne s'attarda pas sur ses questions une nouvelle fois, et fila vers l'arbre le plus proche. Elle bondit, planta ses griffes puissantes dans l'écorce et se propulsa aussi vite que possible jusqu'en haut du tronc. Lorsqu'elle s'assit sur la première branche épaisse qu'elle trouva, elle se rendit compte que ses muscles la tiraillaient légèrement, n'ayant visiblement pas apprécié la tension qu'elle leur avait imposé et qui était à mille lieues de leur habituelle souplesse. Mais la douleur ne la dérangeait guère, et était éclipsée par le soulagement que lui procurait la sensation de l'écorce sous ses pattes, de la vue du sol deux ou trois mètres plus bas. Elle avait beau ne pas s'être réfugiée très haut, elle savait que cela suffisait à la mettre en sécurité ; elle était d'une agilité inégalée dans les branches, et aurait eu le temps d'être déjà plusieurs mètres plus loin avant que l'importun ne se soit hissé sur la première.
Elle s'assis plus confortablement, gonfla ses poumons d'air et expira doucement. Puisqu'elle était en sécurité, elle pouvait se permettre d'être moins sur le défensive. Son regard balaya le sol, cherchant à repérer l'importun. Il était à l'autre bout du terrain à nu où se trouvait la vieille bâtisse, en train de... Pisser ?

« Tu pourrais lever la patte ailleurs, le chien ? » le railla-t-elle.

Il s'approcha à nouveau, mais cette fois, elle redressa le menton au lieu de se hérisser. Elle songeait d'ailleurs qu'il ne représentait probablement aucune menace, si, comme il le prétendait, il ne cherchait qu'à protéger ses proches. Il ne semblait pas enclin à envoyer des emmerdeurs à ses trousses.
Elle se redressa avec méfiance lorsqu'il se mit à s'acharner sur un arbre voisin, lacérant son innocent tronc. Et on disait d'elle qu'elle avait un sale caractère ! Puisqu'il ne semblait avoir de dent que contre l'impuissant végétal, elle se rasséréna et se rassit, le toisant de haut avec un léger air dédaigneux. Visiblement, Fido avait quelques problèmes de gestion des émotions. Un cas à surveiller, donc — qui sait comment ça peut réagir, ces bêtes-là. Il se détourna, s'éloignant légèrement du pauvre feuillu. Kyrja en profita pour jeter un œil à l'état de l'infortunée victime sus-mentionnée. Elle haussa un sourcil admiratif en y découvrant d'importantes entailles, presque comparables à celles qu'elle pouvait laisser en aiguisant ses griffes. Il devait vraiment haïr les arbres celui-là.

« Voilà, je ne suis pas réellement un humain comme tu peux voir… »

Elle détacha son regard du tronc lacéré. Le dendrophobe — à défaut de l'existence du mot "misdendre" — la fixait d'un regard méfiant, qu'elle lui rendit au pareil, nuancé d'une pointe de dédain. Son visage était défiguré, mais, pour elle, il n'en restait pas moins un peu trop humain à son goût.

« Tu veux un rasoir, peut-être ? » lâcha-t-elle avec un parfait équilibre entre la moquerie et le mépris.

Il ne sembla pas l'entendre, ou, du moins, y faire cas. Le petit Fido était à présent fasciné par le firmament azuré.

« Je m’appelle Derek Hale et toi ? »

Il paraissait s'être calmé de sa petite crise émotionnelle. La panthère nébuleuse esquissa l'ombre d'un sourire ; finalement, il était plutôt... Distrayant. De toute façon, dans une situation comme la sienne, elle ne pouvait guère faire la difficile quant au choix de ses interlocuteurs. Sa dernière conversation devait remonter à quelques mois déjà, lorsqu'elle avait croisé la route d'un aveugle en promenade avec son chien.

« Kyrja. »

Fido s'approcha de l'arbre où trônait la longibande. Ses griffes jaillirent pour mieux saisir l'écorce, la laissant prête à bondir sur un arbre voisin si le besoin s'en faisait ressentir. Après tout, son nouvel "ami" semblait bien susceptible, et elle lui avait visiblement mis le poil à l'envers. Non qu'elle manqua de courage ; elle était sûre de sa force, et n'aurait pas manqué de répliquer s'il venait à avoir une quelconque attitude agressive à son égard. Mais elle se voulait raisonnable — chose qui se révélait parfois rare. Quel intérêt aurait-elle à affronter le premier venu ? Le railler était bien plus divertissant que de le défigurer.
Elle l'observa attentivement alors qu'il escaladait gauchement l'arbre. Tout du moins, gauchement de son point de vue, elle qui avait été forgée par la nature pour régner dans les branchages. Sous sa propre forme humaine, elle n'était pas beaucoup plus agile. C'était d'un pathétique ! Qui avait un jour dit que les humains venaient du singe ? Elle s'éloigna un peu du tronc, avançant habilement sur la branche qui devenait plus étroite et instable. Elle était suffisamment confiante en ses qualités pour ne pas se faire l'affront de céder la place. Griffes sorties et muscles prêts à attaquer, elle gardait le regard braqué sur lui tandis qu'il s'installait avec une maladresse toute propre à son humanité.

« On se moque de moi alors, tu me cherches ? Tu ne dois pas trop m’apprécier, alors ? Kyrja, tu n'a jamais entendu parler de moi ? »

L'intéressée émit un petit rire qui tirait vers le ronronnement. Quelle perspicacité ! Evidemment qu'elle se moquait de lui. Elle se moquait du monde entier.

« Tu n'es pas le centre du monde, mon chou, lâcha-t-elle avec un sourire suffisant. Et, en fait, je crois que je t'aime bien. »

Plus parce qu'il la divertissait que parce qu'elle l'appréciait, à vrai dire, mais elle commençait à se faire à sa présence. Et même à le trouver un peu attachant. Peut-être étais-ce simplement le fait qu'elle était constamment plongée dans une solitude parfois un peu lourde.
Elle ne savait même pas s'il avait entendu ses paroles, parce que la bougeotte l'avait brusquement repris et il s'était jeté à terre. Sur le coup, Kyrja avait même songé qu'il venait de perdre l'équilibre, et avait eu le stupide réflexe de bondir en avant pour le rattraper. Une vieille habitude héritée de l'époque où elle parcourait les arbres en compagnie d'Ely, sans doute. Quel hyperactif ! Elle s'étonna elle-même de se sentir plus amusée qu'outrée qu'il ai osé ignorer ainsi ses paroles, et l'observa tandis qu'il s'éloignait en courant. Était-il pris d'une quelconque inspiration soudaine ? Peut-être s'était-il fait piquer par une bestiole ? La panthère nébuleuse allongea ses pattes et s'étira longuement. La chatouille dans son estomac rappelait à son bon souvenir que son repas nocturne datait déjà d'un certain temps. Son regard balaya les arbres, à la recherche d'un oiseau ou d'un écureuil un peu trop inconscient. Mais, comme elle pouvait s'y attendre au vu de l'agitation qui avait régné après l'arrivée de Fido, les branches étaient désertes.

Kyrja se sentait un peu frustrée de n'avoir aucun casse-croûte sous le nez. Parfois, elle aurait bien aimé qu'il existe des supermarchés pour faune sauvage, avec de jolis petits écureuils coupés en tranches au rayon frais. Faire ses emplettes avec ses griffes et ses crocs, traquer sa barquette de jambon dans les rayons arborés de la forêt, c'était bien différent de la facilité à laquelle les humains cédaient. Ils étaient si ramollis qu'ils étaient incapables d'attraper leur repas eux-même. Enfin, à l'exception des salades de leur potager, des proies terriblement difficile à capturer. Sans compter le risque que la laitue blessée se retourne contre son prédateur et ne lui cause une blessure mortelle.
Kyrja aimait profondément son indépendance, sa force, son habileté. L'adrénaline de la chasse ne l'avait jamais quittée. Mais elle se lassait parfois de cette vie où chaque jour était un nouveau combat. Où elle se levait toujours dans un lieu inconnu, sans savoir si elle aurait quelque chose à se mettre sous la dent ce jour-là.

Elle s'apprêtait à retourner dans la forêt en quête du moindre animal comestible, songeant que l'énergumène devait avoir levé le camp aussi brusquement qu'il était arrivé. Une drôle de rencontre, avec un arrière-goût amer tout de même. Mais à l'instant où elle s'accroupissait, à la recherche du meilleur point d'appui pour descendre de son perchoir, elle aperçu sa silhouette. Il revenait vers elle, visiblement calmé.
Elle se rassit sur sa branche, penchant légèrement la tête avec curiosité. Que lui voulait-il, encore ?

« Tu me connais vraiment mal, mais merci si tu me trouves bien. Dis, tu restes ainsi ou tu prends forme humaine parfois ? Tu devais aller faire un tour une bonne fois dans la ville, le soir et la nuit de préférence, c’est bien. »

Le regard de la longibande se durcit instantanément. Elle n'était pas une humaine. Elle n'était pas l'une de ces créatures faibles et pitoyables. Elle interdisait à quiconque de s'y méprendre. C'était plus fort qu'elle, elle ne pouvait s'empêcher de se hérisser à la moindre évocation d'une possible humanité. Mais son interlocuteur l'ignorait, c'était sans doute une simple question de courtoisie. Elle prit une inspiration pour apaiser les pulsations saccadées de son cœur, et fut un peu soulagée de voir qu'il ne semblait pas avoir remarqué son humeur.

« Parle-moi un peu de toi, pourquoi es-tu venue dans cette ville... ? » reprit-il.

Il eut à son tour une inquiétude passagère, qui se trahit gracieusement dans son attitude. Visiblement, Kyrja n'était pas la seule à refouler certaines choses... Elle esquissa un léger sourire. Tant mieux.

« Je suis de passage. »

Elle n'appréciait pas s'expliquer, encore moins la première. Il ne fallait pas espérer tirer beaucoup plus d'elle. Elle ne concédait à ce bref éclaircissement que parce qu'il avait eu la décence de se présenter le premier, quelques temps plus tôt.

« J'ai donc l'autorisation de poser la patte dans ta ville, maintenant ? » le railla-t-elle malicieusement.

Elle n'avait guère envie de visiter la ville, que ce soit de jour ou de nuit. Elle était bien plus à l'aise loin des humains. Les forêts lui suffisaient amplement.

« Et, par ailleurs, ceci n'a rien d'humain. » acheva-t-elle en tendant une patte aux griffes bien en évidence, coussinets vers le ciel.

Et elles risquent de finir dans un endroit sensible si tu oses encore me comparer à ta race, songea-t-elle avec sarcasme. Elle rétracta ses griffes et reposa sa patte sur la branche.

A la vision des cinq poignards nacrés qui ornaient la patte de la longibande, la méfiance s'était glissée dans le regard de l'autre. Chose bien raisonnable, surtout qu'il n'avait pas encore eu le loisir d'admirer ses crocs plus redoutables encore.

 « Effectivement, cela n'a rien d'humain... »

Kyrja eut un semblant de sourire. Il la fixait d'un regard où brillait une prudence impressionnée. Grand bien lui fasse. Au moins, l'envie semblait lui être passée de vouloir évoquer ce genre de choses. Elle ne prit pas même la peine de lui rétorquer qu'elle se moquait totalement d'avoir son approbation quant à rôder dans les environs. Elle n'avait certainement pas besoin d'avoir l'autorisation de quiconque pour faire ce que bon lui semblait où bon lui semblait. Ce qui était aux autres était à elle, et il n'y avait rien à marchander. Peu importe si ça déplaisait. Elle ne vivait que selon ses propres règles, qui se mêlaient si étroitement à celles du monde féroce et redoutable dont elle faisait son terrain de jeu, qui n'étaient outrepassées que par la nécessité de survivre.

« Eh bien, à ton tour. Dis-m'en un peu plus, puisque nous en sommes là. »

Elle ne chercha pas à dissimuler la curiosité dans sa voix. Après des années d'errance, c'était la première fois qu'elle avait l'occasion de tenir une conversation à peu près correcte. Ça valait bien la peine de rester quelques instants. Et puis, d'aussi loin que le lui permettait sa mémoire défaillante, elle n'avait jamais rencontré d'humain divergeant un tant soit peu du reste de sa pathétique espèce. Ne fut-ce qu'un tordu à rouflaquettes, elle ne pouvait retenir sa curiosité de la pousser à comprendre un peu mieux.
Son estomac pourrait bien attendre encore un peu. Elle enroula sa queue autour de la large branche et s'y allongea, sans détourner les yeux de celui dont elle attendait fermement une réponse. Si elle devait faire la conversation, autant s'installer confortablement.

Elle soutint, impassible, le regard qu'il dardait sur elle. Il avait osé la questionner sur des sujets qui ne le concernaient d'aucune façon. Elle lui avait fait la grâce de répondre, alors, à présent, il se devait d'assumer le retour et les conséquences. Ce n'était que justice. Il était plus que flagrant que cela lui coûtait, mais la longibande s'en contrefichait. Il n'avait jamais été dans sa nature d'être compatissante et de renoncer à la plus implacable et la plus impassible des justices. Elle ne suivait que les lois de la nature, après tout, elle vivait dans un monde bien différent de celui des humains.

Il vint s'installer sous son perchoir improvisé, et elle crut un instant qu'il serait trop lâche pour répondre quoi que ce soit. Le bout de sa queue s'agita avec un léger agacement. Elle ne comptait certainement pas le laisser s'en tirer sans avoir payé sa dette, si peu avait-elle elle-même révélé.

« Ma famille est morte à cause d'un incendie que les chasseurs ont causé dans la maison dans la forêt. J'ai ensuite enchaîné combat sur combat auprès de mes amis. J'ai vu encore des proches mourir, par ma faute parfois, j'ai eu beaucoup de déceptions dans mon passé aussi, mais je n'ai pas cessé de me battre. J'ai vraiment appris de mon passé, même si j'ai été longtemps considéré comme un monstre pour diverses raisons... Me voilà aujourd'hui. Seul, avec mes amis qui ne sont toujours pas loin, je crois. »

Kyrja réprima l'envie qui secouait ses viscères d'un rire muet. Il était en effet bien tentant de lancer une pique bien cruelle, d'enfoncer un peu plus le stupide être qui s'épanchait en lamentations. Elle n'avait jamais demandé que l'égal des miettes qu'elle lui avait dévoilé, mais voilà qu'il lui offrait un véritable plateau d'argent. Fallait-il être stupide ? Elle se moquait éperdument de ce qu'il avait pu vivre, elle ne le connaissait même pas. C'était le genre d'informations qui ne lui servait jamais qu'à se divertir un peu. Être compatissante n'avait jamais été dans sa nature. Elle ne se penchait que sur ses propres intérêts. Et il y avait bien peu dans son si poignant récit pour satisfaire ses intérêts.
Même si elle avait voulu ressentir la moindre empathie, Kyrja en aurait probablement été incapable. Elle ignorait ce que l'on pouvait ressentir lorsqu'on perdait sa famille. Elle ignorait même ce qu'était une famille.

« Je suis navrée. » ironisa-t-elle.

Elle ne fit rien pour dissimuler la fausseté de ses propos. Sa voix impassible exprimait tout le contraire. Elle analysait seulement l'intérêt qu'elle pourrait tirer de cet échange.

« Alors c'était chez toi, je suppose ? »

Elle pointa le museau vers la vieille bâtisse. Elle comprenait au moins la raison pour laquelle il avait semblé si furieux de la trouver là. La panthère nébuleuse aurait préféré qu'il la renseigne sur des choses plus utiles. Peut-être même qu'elle comprenne un peu plus ce qu'elle était, pourquoi elle était différente des autres animaux. Elle appréhendait ce qu'elle pourrait apprendre, mais sa curiosité l'avait toujours poussée dans ses retranchements. Peut-être n'aurait-elle plus jamais l'occasion de trouver autre chose que de simples humains au fil de ses errances. Il lui fallait savoir, mais elle ne voulait pas se montrer trop curieuse pour éviter d'avoir à trop en révéler elle-même. Curiosité et méfiance ne faisaient pas toujours bon ménage. Mais elles formaient un équilibre fragile qui la poussait à avancer tout en se préservant.

Visiblement, l'ironie passait mal. Kyrja roula des yeux avec exaspération. Tout cet égocentrisme ! Fallait-il qu'elle pleure une bande de quidams inconnus ? Le monde tournait-il à ce point autour de son nombril ? Il aurait dû la remercier d'avoir eu suffisamment de considération pour lui adresser quelques mots de condoléances. Elle redressa le menton, et soutint son regard de ses yeux perçants alors qu'il bondissait sur ses pieds. Elle fit luire ses griffes hors de leurs étuis de fourrure, prête à le remettre à sa place si besoin s'en faisait sentir. Sa queue battit l'air, et elle laissa échapper un grondement d'avertissement.
Il n'eut visiblement pas besoin d'un avertissement plus douloureux, puisqu'il se résigna à garder ses distances et sembla se calmer. Ce qui ne lui épargna pas d'être foudroyé du regard par une longibande glaciale et agacée. Etait-il toujours aussi chochotte ?

« Bien oui, c'est cela... Mais bon, oui, c'était chez moi avant, ici... »

Kyrja daigna décoller une oreille du crâne où elle était rabattue pour la tourner vers lui. Au moins, il semblait assez bavard pour qu'elle puisse en tirer quelque chose, si égocentrique fut-il.

« Ici, il y a plein d'animaux différents et étranges tout comme toi. Ils sont tous spéciaux, tu n'es donc pas la seule ici. »

Cette fois, elle ne put empêcher ses deux oreilles d'échapper à son contrôle et de se dresser fébrilement. Alors il y en avait d'autres, des vraiment comme elle ? Elle se retint de justesse de lui sauter dessus et de l'agresser pour en savoir plus, pour savoir absolument tout ce qu'il connaissait de sa condition. Peut-être même y avait-il dans les parages des membres de son entourage oublié ?

« Il faut apprendre à survivre pour rester en vie dans cette ville, car on ne sait jamais quand un drame va frapper la ville et autour... Ils ont également chacun leur force, et certains sont vraiment puissants s'ils le veulent. J'espère que tu vas arriver à faire ta place parmi eux... »

Elle s'efforça discrètement d'apaiser l'excitation qui hérissait les poils de son échine. Ne pas laisser entrevoir la moindre faiblesse. Ne laisser personne savoir qui on est. Elle ne pouvait pas déroger à cette règle élémentaire, la seule qui lui ai permis de survivre jusque là. Elle manqua de lui rétorquer qu'elle savait mieux que personne comment survivre, et que, de toute façon, elle avait déjà mentionné le fait qu'elle n'était que de passage. Elle n'avait aucune envie de se faire une place parmi quiconque. Un félin était solitaire par nature, et elle n'avait besoin de personne. Les autres n'étaient qu'un fardeau. Elle se retint à temps, songeant qu'elle aurait plus à gagner à le laisser jacasser. Puisqu'il semblait bien parti sur sa lancée, autant glaner autant d'informations que possible.

« Il y a parfois de véritables loups, mais ceux-ci se cachent facilement. Je sais prendre la forme d’un véritable loup, mais seuls mes yeux changent. Cela est plus facile de communiquer avec ces loups dans ce temps-là. Aussi, je suis encore plus fort sous cette forme si on peut dire ainsi. »

Kyrja lacérait la branche sous ses pattes, ne cessant d'y enfoncer ses griffes et de les rétracter. Enfin des informations intéressantes ! Il tourna la tête vers elle, et elle laissa s'écouler un moment dans l'espoir qu'il renchérisse encore, en profitant pour digérer un peu ses nouvelles connaissances. Comme il la dévisageait sans ajouter mot, elle comprit qu'il avait terminé son monologue.

« Si tu es un loup, pourquoi tu restes... Comme ça ? » lâcha-t-elle en fronçant le museau avec dégoût.

Il était incompréhensible qu'il se complaise dans la faiblesse d'un corps humain, s'il y avait autre chose au-delà. Evidemment, un loup seul n'était pas forcément le plus dangereux des adversaires. Kyrja avait eu bien plus à craindre des pumas ou des meutes au cours de ses pérégrinations. Mais tout valait mieux que ces deux jambes si frêles, ce ventre si exposé. N'importe quel être sensé s'en serait rendu compte. La panthère nébuleuse trouvait l'énergumène un peu plus étrange à chaque instant qui passait.

Kyrja sentait qu'elle n'était pas la seule à être méfiante. Il l'épiait attentivement, comme si elle allait l'égorger si jamais il détournait le regard. Ce qui n'était pas tout à fait faux, à bien y penser.

« On reste ainsi pour se protéger des humains et se fondre entre eux. Ils ont peur de nous pour certains, alors c’est assez pratique comme camouflage. Mais après moi, j'aime bien cette forme, car je peux vivre également comme un humain. »

La longibande le transperça d'un regard glacial, mais il s'était déjà détourné. Apprécier cette existence pitoyable, une hérésie qu'elle avait bien du mal à comprendre. Qui voudrait côtoyer des humains ? Se mêler à eux, dans toute leur fragilité, alors qu'il y avait là des forêts immenses où s'abriter ?
Son interlocuteur avait retrouvé la terre ferme pour y poser son fessier. Kyrja fut tentée de lui faire tomber une branche sur la tête, juste pour voir sa réaction, mais finit par se résoudre à se passer de cette distraction. Il avait beau être d'une incompréhensible étrangeté, il avait l'air plutôt sympa et il aurait été dommage de l'emmerder pour rien. Non qu'elle ai jamais eu besoin d'une raison pour emmerder qui que ce soit. Elle décida néanmoins de conserver cette petite tentation dans un coin de sa tête, dans le cas où il deviendrait un peu trop barbant.

« Chacun ses trucs. » répondit-elle en fronçant la truffe.

Kyrja entreprit de déloger les aiguilles de pins et les saletés des interstices entre ses coussinets. Elle mordillait distraitement les indésirables sous sa patte aux doigts écartés, sans toutefois se départir de sa méfiance viscérale. Elle avait beau songer et se convaincre que son interlocuteur, si abracadabrant fut-il, ne représentait pas le moindre danger, son instinct lui dictait le contraire. Elle ne pouvait faire confiance à rien de ce qui avait deux jambes et une tête d'idiot — la définition-même d'un être humain.

« Oui, tu as réellement raison sur ce point, chacun ses trucs. Tu veux savoir d’autres choses, ou je ne sais pas ? Ou bien, tu veux avoir la paix, seule dans cette forêt ? »

La panthère nébuleuse glissa un regard vers lui du coin de l’œil. A vrai dire, il aurait mieux fait de lui demander si elle voulait être tranquille avant de ne l'importuner interminablement. Elle aurait été plus que ravie qu'il lui fiche la paix quelques temps plus tôt. Mais c'était probablement une bonne chose qu'il n'en ai rien fait, puisqu'elle avait pu glaner quelques informations d'importance. Elle réfléchit à ce qu'elle aurait souhaité apprendre de plus, puisque, visiblement, il était disposé à satisfaire sa curiosité. Mais les questions auxquelles elles songeaient n'étaient pas de celles dont il pouvait détenir les réponses. Elle interrompit son geste après avoir donné un dernier coup de langue sur ses épais coussinets.

« Mais dis-moi, serais-je tombée sur la borne d'informations ambulante de la région ? » s'amusa-t-elle.

Elle fut presque étonné qu'aucune méchanceté ne se soit glissée dans sa voix. Sans doute commençait-elle à un peu trop s'habituer au cynisme qui lui collait à la peau. Elle se redressa et tourna le museau vers l'humain pour le dévisager franchement.

« Oh, et, j'ignore si tu me trouves trop à ton goût, mais j'apprécierais que tu arrêtes de me fixer, mon chou. » ajouta-t-elle avec un sourire malicieux.

« Oui, c’est bien moi. » répondit-il.

Il avait une voix tout à fait sérieuse, ce qui fit pouffer la longibande — un son bien peu gracieux, à mi-chemin d'un ronronnement étranglé et d'un éternuement. La plupart des gens n'auraient probablement pas réagit aussi bien en se faisant gratifier d'un pareil titre. Cela la confortait dans l'idée qu'il n'était pas vraiment comme la plupart des gens... Mais sans doute un peu plus à l'ouest.

« Mais pourquoi es-tu si gentille avec moi d’un coup ? » acheva-t-il.

Fallait-il vraiment qu'elle se justifie de ses actions et paroles ? Elle n'allait pas analyser les bizarreries de son propre esprit pour faire un compte-rendu au premier inconnu qui passe. Elle ne pu résister à l'appel de ses malices, et osa sauter habilement sur une branche inférieure située un peu plus près de sa nouvelle connaissance. Elle fit taire l'inéluctable crainte qui tentait de l'agripper en la voyant bien trop proche du potentiel danger. Elle n'avait tout de même pas la prétention de quitter l'abri sécuritaire des branchages, bien incapable de réprimer son instinct au point de s'aventurer au sol. Elle se pencha vers son occupation du jour.

« Cela, tu ne le sauras probablement jamais. » susurra-t-elle en mettant dans sa voix une kyrielle d'inexistants sous-entendus.

Elle avait si bien l'habitude de se jouer des autres ! Il ne lui était guère difficile de laisser supposer que chacun de ses agissements était calculé avec soin, dans le but de tourner au mieux la situation à son avantage. Et cela, quand bien même elle n'avait en réalité aucune arrière-pensée. Elle n'aurait d'ailleurs pas été assez stupide pour laisser sous-entendre un quelconque piège si elle en avait réellement fomenté un.
Elle croisa un bref instant son regard, mais il se détourna. Elle lui fut quelques peu, et bien malgré elle, reconnaissante d'avoir tenu compte de ses réclamations. Se sentir observée ne l'avait jamais aidée à se sentir plus à l'aise. Il se leva avec une brusquerie qui fit s'emballer son taux d'adrénaline, mais elle reprit aussitôt contenance en maudissant sa méfiance.

« Je te trouve assez mystérieuse, je devrais dire... »

Elle eut un sourire tant amusé que fier. S'il était sincère, il lui avouait ne pas voir clair dans ses intentions, ce qui était une très bonne chose.

« C'est aussi ce que disait le dernier que j'ai égorgé. » hâbla-t-elle fièrement.

C'était faux. C'était un poulet, et il n'avait jamais été doué de parole. Mais elle ne doutait pas qu'il ai pu trouver cette forme dorée mystérieuse avant qu'elle ne fasse de lui son repas. Seulement, cela, Fido n'avait nul besoin de le savoir. Insinuer le danger pour inspirer la crainte était toujours mieux que de laisser entrevoir ses propres peurs. Malheureusement, songer à sa dernière collation rappela avec force à son estomac qu'il était décidément bien vide.

« Ceci étant, l'encyclopédie locale n'aurait-elle pas quelques conseils pour manger dans les environs ? L'adresse d'une connaissance qui laisse ses bestioles de compagnie sans surveillance par exemple... Ou d'un ami qui se transforme en écureuil, ça ferait bien l'affaire. » le provoqua-t-elle avec un sourire mesquin.

C'est avec une satisfaction non masquée que Kyrja constata que la pique avait atteint sa cible. Elle adorait voir cet éclat si particulier qu'avait l'hésitation dans les yeux des autres ; d'une certaine façon, c'était aussi rassurant que grisant. Si elle s'était vue elle-même en cet instant, elle se serait probablement raillée avec sa fierté puérile qui marquait ses traits d'un sourire félin.

« Oui, viens chez moi, j'ai tout ce qu'il faut... »

Sa face se décomposa sitôt eût-elle saisi le sens des paroles de son interlocuteur. Avant qu'elle ne puisse esquisser la moindre réaction compréhensible, il était déjà en train de s'éloigner en attendant d'elle qu'elle le suive.
Merde.

« Tu crois quand même pas que je vais entrer là-dedans ! » cracha-t-elle.

Malgré la fureur dans son ton, ses yeux écarquillés et son poil hérissé trahissaient ses véritables émotions. Ce n'était pourtant pas tant d'entrer dans une habitation qui la paralysait, menaçât-elle de s'écrouler par sa vétusté. Il n'était pas dans les habitudes de Kyrja de craindre des murs, même si le piège qu'ils représentaient la mettaient un peu mal à l'aise. Par contre, l'idée de poser la patte hors de son refuge d'écorce pour suivre un inconnu était une autre histoire. Allez donc demander à un ophiophobe d'approcher un python.
La réplique de Kyrja ne parvint apparemment pas aux oreilles de son destinataire — la faute à sa voix un peu plus étranglée qu'elle ne l'aurait voulu, ou peut-être au fait qu'il semblait avoir la tête ailleurs et ne pas lui prêter attention. Il était déjà en train de pousser la porte, et la panthère feula de frustration. Elle se sentait piégée. Et pire encore : piégée par elle-même. Elle refusait de laisser paraître la moindre faiblesse, mais son esprit trop emballé n'était pas en état de lui trouver une excuse pour rester perchée là. Elle se leva, arpenta sa branche nerveusement, le regard dansant entre le sol juste au-dessous et la silhouette qui disparaissait dans l'obscurité de la porte.
Rien à craindre, rien à craindre... se répétait-elle en boucle. Son cœur qui cognait violemment et ses souvenirs qui ravivaient la douleur de ses cicatrices hurlaient le contraire.
Elle s'immobilisa, inspira, et sauta.

Ses pattes étaient si molles qu'elles manquèrent de se dérober en touchant le sol. Kyrja rétablit son équilibre et se redressa en déglutissant. Elle se sentait parfaitement stupide. Stupide d'avoir peur de fantômes sortis d'un passé révolu... Et pourtant encore si présent dans sa chair et ses cauchemars. Stupide de s'être laissée avoir comme ça. Elle mourrait d'envie de partir en courant vers la forêt sécuritaire. Il avait le dos tourné, et l'esprit visiblement ailleurs, il ne s'en rendrait même pas compte. Elle serait loin avant qu'il ne s'en aperçoive. Elle pourrait même juste se cacher dans l'un des arbres les plus feuillus, parce que ce serait sûrement hilarant de voir sa réaction lorsqu'il découvrirait qu'elle avait disparu en le laissant en plan. Mais même cette pensée ne la rassérénait pas. D'ailleurs, elle ne se sentirait pas moins stupide par la suite, en songeant qu'elle s'était enfuie dans une telle situation. Il était probablement inoffensif, et assez sympa — ou idiot — pour proposer de l'inviter fouiller ses placards. Elle planta ses griffes dans le sol, et la force de ses pattes l'apaisa un peu. Elle n'était pas une frêle humaine. Elle savait se défendre.
Elle calma ses tremblements en emplissant son esprit d'images de côtelettes sanguinolentes issues de son hôte — littéralement. C'était toujours plus facile de se trouver une contenance quand on détournait sa propre attention avec une vision plaisante. Se focaliser sur sa colère et jouer son rôle pour oublier la peur.

N'importe qui, même sans la connaître, n'aurait pu manquer la gaucherie de son allure. Elle marchait avec ses muscles si contractés que ses pas avaient quelque chose de robotique. Heureusement, il n'y avait personne pour l'observer. Chaque pas la rapprochait un peu plus de ses craintes. Mais elle s'efforça de faire fi de cette bêtise. Elle était Kyrja, bon sang ! Un animal sauvage, qui affrontait chaque jour la nature pour survivre. Une tueuse-née capable d'abattre en quelques secondes des bêtes deux fois plus grosse qu'elle. Ses crocs connaissaient par cœur le goût du sang et la direction à prendre pour l'atteindre, là où la chair est la plus fine. Ses griffes n'avaient jamais failli à la servir loyalement. Elle se battait contre des pumas, et elle aurait peur d'un simple petit humain ? C'était à pleurer de rire. Elle n'était pas faible, pas fragile. Il l'était. C'était lui qui devait avoir peur d'elle.
Pourtant, lorsqu'elle monta les quelques marches du porche sur les traces dudit humain, elle était si recroquevillée que son ventre les frôla.

Elle s'arrêta un instant devant la porte. Elle ne se souvenait même plus de la dernière fois où elle en avait passé une. Tu voulais voir l'intérieur, te voilà servie ma vieille, songea-t-elle amèrement. Elle prit une inspiration, et mit toute sa détermination dans le pas qui la porta sur le plancher.
Laisser le temps à ses yeux de s'accoutumer à l'obscurité ne fut pas nécessaire ; l'endroit était étonnamment lumineux. La faute au gruyère qui remplaçait les murs, sans doute. Kyrja ne s'attarda pas sur l'état des lieux, ni sur les lieux d'ailleurs. Il était hors de question qu'elle quitte des yeux, ne fût-ce qu'une seule seconde, celui qu'elle suivait. Il n'avait pas l'air tout à fait à l'aise lui non plus, ce qui était plutôt rassurant pour la longibande. Au moins, il avait l'esprit assez ailleurs pour ne pas lui prêter trop attention. Elle se hâta de le suivre à une distance sécuritaire, mettant tout le soin du monde à se concentrer sur la liste des injures qu'elle lui adressait mentalement à chaque pas. Un passe-temps comme un autre pour s'occuper l'esprit.
Elle n'en était qu'à "ouakari diarrhéique" — témoignage honteux de son profond besoin de se détourner l'attention — lorsqu'il entra dans une pièce et s'y arrêta. Après une hésitation, Kyrja s'y engouffra aussi. Avait-elle vraiment le choix ? Elle était déjà arrivé jusqu'ici, autant prendre sur elle encore un peu. Un peu plus. Profitant qu'il lui tourne le dos, elle longea le mur pour se glisser dans l'ombre comme si cela pouvait la faire disparaître. Au moins, cela dissimulait la fourrure ébouriffée qu'elle s'efforçait d'aplatir. Elle n'osait pas s'éloigner trop de l'issue, prête à décamper à la moindre alerte. Mais elle osait encore moins laisser entrevoir sa terreur.
Elle avisa la viande qui gisait sur le sol à ses pieds, mais son regard se riva aussitôt à celui de l'humain. Les quelques paroles agressives qu'elle n'aurait pas manqué de cracher dans une autre situation disparaissaient avant d'atteindre sa langue. Elle sentit ses griffes racler contre le sol lorsqu'il s'approcha. Un sang glacé afflua dans ses veines, et elle eut toutes les peines du monde à se tenir immobile en se répétant qu'elle ne craignait rien. Seulement, elle avait beau essayer d'en convaincre son esprit, son corps refusait de l'admettre. Elle s'écarta brusquement à son passage et bondit de l'autre côté de la pièce, avant de s'apercevoir qu'il venait juste de quitter l'endroit. Si elle s'était trouvée en face d'elle-même, elle se serait volontiers donnée une claque pour être si stupide. Ses pattes s'étaient remises à trembler, et sa respiration saccadée soulevait ses côtes à chaque inspiration. Heureusement, elle était seule pour s'en rendre compte. Ses oreilles guettaient fébrilement le son des pas qui s'éloignaient, jusqu'à disparaître.

Elle s'assit lourdement, comme si son arrière-train était devenu trop pesant pour ses pattes. Qu'elle se sentait pitoyable ! Incapable de se maîtriser elle-même, alors qu'elle savait pertinemment que son comportement était idiot. Elle qui se croyait courageuse ! Elle se détestait, quand elle était comme ça.
Elle fixa sa pitance avec acrimonie. Sa mésaventure lui avait coupé l'appétit. Son estomac était d'ailleurs si retourné qu'elle avait plutôt l'impression d'être sur le point de vomir. Mais quitte à avoir fait ça, autant en tirer une utilité. Et puis, un repas gratuit ne se refusait jamais ; elle avait bien assez appris cette leçon au cours des longues années de sa vie. Elle déchargea sa colère d'un violent coup de griffes dans la chair rougeâtre, bien consciente que la pauvre bête dont elle était issue était on-ne-peut-plus innocente. Et morte, du reste.

Elle ne souhaitait pas trop s'attarder, et sauta donc l'étape des fulminations — quel manque de respect que de lui balancer de la nourriture par terre comme si elle n'était qu'un chien, fût-elle une bête féroce — pour aviser un endroit un peu plus sécurisé. Hors de question qu'elle reste comme ça en plein milieu de la pièce. Elle prit malgré tout le temps d'inspecter la viande. Ne sait-on jamais quel poison peut se cacher dans ce qu'on n'a pas tué soi-même. Comme elle ne trouva rien de suspect, elle traîna sa becquetance dans un coin abrité. Si elle tombait malade, elle n'aurait qu'à retrouver Fido pour le lui faire payer ; elle était bien trop pressée de sortir de là.

Elle dévorait sa pitance de quelques coups de crocs lorsqu'elle s'immobilisa en entendant une voix. Elle soupira en comprenant qu'elle provenait de l'extérieur. Toute sa belle confiance durement acquise avec l'appui d'un simple arbre s'était envolée dès qu'elle l'avait quitté. C'est fou comme se sentir vulnérable peut raviver des peurs stupides. Elle se saisit du dernier morceau qui traînait là et s'éclipsa avec en quête d'un endroit plus tranquille. A peine eût-elle quitté la pièce qu'elle se rendit compte qu'elle n'avait aucune idée de la direction dont elle était venue. Trop focalisée sur ses craintes, ou plutôt sur ses insultes, elle n'avait pas prêté la moindre attention aux lieux. Elle n'allait tout de même pas pister sa propre trace comme un St Hubert ! En outre, elle risquait fort de tomber sur un autre genre de Fido à la sortie, et elle en avait tout sauf envie. Elle s'aventura dans une pièce voisine, et ses muscles se relâchèrent avec soulagement lorsqu'elle avisa une fenêtre cassée. Elle était bien plus familière des fenêtres que des portes — comme tout voleur digne de ce nom. Serrant entre ses crocs le morceau de viande qu'elle trimbalait, elle s'approcha de l'issue. Elle se serait presque cru de retour aux temps où elle côtoyait les enfants de rues, lorsque s'introduire en douce dans les maisons était aussi naturel pour elle que la chasse. Elle avait bien failli se faire prendre quelques fois, mais son habileté au vol avait été l'une de ses grandes fiertés de l'époque.
Elle passa la tête à travers la vitre brisée pour observer prudemment les alentours. Lorsqu'elle y hissa son corps, elle s'aperçut que le passage était plus étroit qu'elle ne l'avait prévu. Les éclats de verre griffèrent son pelage lorsqu'elle s'en extirpa. Elle bondit au sol, et une violente douleur à la patte lui fit lâcher son butin avec un glapissement. Un tesson s'était fiché dans son coussinet. Elle l'en retira d'un coup de crocs frustré, et le sang perla aussitôt sur sa patte. Pour une plaie aussi bête, c'était particulièrement douloureux, et malgré quelques coups de langue le sang continuait d'affluer. Elle avait l'habitude des blessures, ce qui ne l'empêchait pas d'en être gênée. Avec un peu de chance, ça cicatriserait assez rapidement. Elle reprit la viande en s'assurant qu'aucun débris de verre ne s'y était logé — se couper le coussinet était une chose, se couper les viscères en était une autre — et se dirigea vers un arbre en réprimant une grimace. Après quelques pas boitillants, elle s'essaya à une démarche plus normale, et fut soulagée de ne constater qu'une légère gaucherie. C'était plus douloureux, mais au moins sa plaie passait inaperçue.

Son problème primaire se rappela à son bon souvenir avec un hurlement qui la fit sursauter. Elle balaya les alentours du regard sans trouver trace de celui qui lui avait gracieusement offert un repas, et auquel elle s'apprêtait à ingratement fausser compagnie. La gratitude n'avait jamais été son fort. Mais il lui fallait admettre qu'il savait se montrer utile. Rassemblant son courage, elle s'avança vers l'avant de la bâtisse en prévoyant déjà de trouver un arbre où se percher dès qu'elle l'aurait repéré. Elle songea bien à cacher sa becquetance quelque part afin de ne pas être incommodée si jamais elle devait combattre, mais se ravisa. Envoyer un steak dans la tronche de l'adversaire était une technique de défense comme une autre. Surtout, c'était une bonne excuse aux traces sanglantes que son coussinet blessé laissait derrière elle contre sa volonté. Fichu sang qui n'obéit même pas à son propriétaire.

Elle eut un instant d'incompréhension lorsque, en lieu et place où elle s'attendait à voir un humain, elle se retrouva devant un loup. Elle en oublia même la mission commando "Arbre" qu'elle s'était fixée. Son cerveau n'eut aucun mal à faire le lien, mais Kyrja ne pouvait s'empêcher de trouver la situation étrange. Non par la chose en elle-même, puisqu'elle était plus que bien placée pour considérer ça normal. Mais par le sentiment qui en résultait ; jusqu'ici, elle avait connu des humains, et des loups. Mais devant elle, ce n'était ni un humain, ni un loup. Il y avait l'humain derrière le loup. La créature qu'elle craignait sous les traits d'une autre qui l'indifférait. Et c'était cette contradiction entre ses sentiments qui la dérangeait.
Elle fut étonnée de s'apercevoir qu'elle était, bien que nerveuse et plus méfiante qu'elle ne l'aurait été avec n'importe quel loup, moins paniquée. Si elle avait eu le loisir de songer à une pareille situation auparavant, elle aurait probablement parié que sa crainte serait dédoublée. Il était de notoriété publique qu'un loup restait immanquablement plus fort qu'un humain. C'était un animal puissant, et elle en avait souvent fait l'expérience en croisant quelques solitaires. Le bon-sens voulait donc qu'à sa stupide terreur de ces frêles créatures s'ajoute la menace réelle que pouvait représenter un loup. Mais le bon-sens n'avait visiblement pas son mot à dire lorsqu'il s'agissait de peurs irraisonnées. Les formes d'un animal lui étaient bien plus rassurantes que celles d'un homme.

Elle s'avança de sa démarche la plus assurée possible. Ce ne fut qu'après s'être montrée qu'elle réalisa que son apparition devait être cocasse. Il devait se questionner sur la raison pour laquelle, au lieu de sortir par la porte comme n'importe qui — sauf elle — l'aurait fait, elle arrivait de nul part en trimbalant un bout de viande. Elle éluda le problème : s'il osait le relever, elle n'aurait qu'à prétendre avoir visité les lieux. Ce qui n'était pas vraiment faux. Elle avait visité de très près une fenêtre.
Comme il était allongé et ne bougeait pas, Kyrja se sentit suffisamment à l'aise pour s'en approcher. Lorsqu'elle s'arrêta — à une dizaine de mètres tout de même — et se décida à lâcher les restes de son repas, elle l'avait déjà détaillé jusqu'au bout des pattes.

« Tu ferais une belle descente de lit. » le charria-t-elle.

Ils se dévisagèrent un moment, et Kyrja se demanda s'il avait déjà oublié sa requête de ne plus la fixer, ou s'il n'en avait juste rien à carrer. Peut-être bien les deux. Elle fit l'effort de ne pas le relever — ou, plutôt, elle n'y accorda pas vraiment d'importance. Son regard lui était plus supportable quand il n'avait pas une tronche de primate. Ledit regard était pourtant bien peu lupin. Des yeux plus bleus que ceux d'un husky. Tellement bleus, même, qu'elle se demanda s'ils éclairaient la nuit. En mode lampe torche. Ou phares de voiture. Elle l'imaginait sans mal courir sur une route en aboyant des bruits de klaxon.
Elle ne cilla même pas lorsqu'il se releva. Seule sa queue eut un battement peu encourageant pour lui signifier qu'il ferait mieux de rester loin de ses griffes. Elle était pleinement consciente que s'il avait la bêtise de l'approcher, elle risquait fort de ne plus être en mesure de gérer ses crocs. L'adrénaline courrait encore dans ses veines, et chaque pulsation de son cœur la répandait un peu plus dans son corps. Elle avait toujours été plus combat que fuite. Enfin, sauf quand de stupides remembrances s'en mêlaient et déchaînaient ses instincts de préservation.
Elle fut néanmoins soulagée qu'il reste à sa place. Oh, elle l'aurait affronté, s'il l'avait fallu. Mais l'idée qu'un seul atome de son corps entre en contact avec un humanoïde lui était répugnante. Ne fût-ce que pour y enfoncer ses griffes. Et puis, batailler avec le premier venu n'était pas une chose très intelligente à faire. Lorsque l'on doit affronter chaque nouveau jour sans autre abri que la canopée, sans autre appui que soi-même, la moindre blessure peut devenir le pire fardeau. Elle serait déjà bien assez gênée par la douleur qui pulsait sous son coussinet dans les temps à venir. Elle était sûre de sa force, pas inconsciente.

Malgré tout, son brusque retour à une apparence humaine la prit au dépourvu. Ses muscles se crispèrent en un sursaut de recul. Bien heureusement, la surprise prit le pas sur sa crainte, et sa première réaction fut de le fixer avec une évidente colère, et une tenace envie de déchiqueter le monde en lambeaux. Elle ne savait pas si elle était plus tentée de le frapper lui, ou elle-même. Il n'y avait plus, comme filin de sécurité pour l'empêcher de céder encore une fois à la panique, que la distance entre eux. Et son taux anormalement élevé d'adrénaline, qui lui donnait à n'en point douter un air de droguée.

« Hum, bien, merci ? C’est un compliment, ou... ? »

La réplique eut le mérite de l'amuser. Elle songea avec son habituel sarcasme qu'il aurait mieux fait de lui poser la question avant de la remercier.

« Peut-être bien... » répondit-elle avec malice.

A la vérité, la plupart des loups qu'elle avait pu croiser dans sa vie faisaient pâle figure à côté de celui-là. Peut-être parce qu'il s'agissait surtout de vieux solitaires maigrichons envers qui la vie n'avait pas été clémente — et elle non plus, d'ailleurs. Elle était d'autant plus déçue de ne plus l'avoir sous les yeux, et ne se privait pas de se l'avouer.

« Mais préviens, quand tu fais... ça. C'est flippant. » ajouta-t-elle avec une pointe de mépris, en référence à la soudaine réapparition de sa forme primaire.

Elle avait beau utiliser le ton de l'humour, son pseudo-calme n'était toujours pas tout à fait revenu de sa fugue impromptue. Elle dissimulait derrière une façade de dédain la véritable raison pour laquelle le bout de sa queue tressautait encore. Elle s'accrochait à son sarcasme à s'en faire saigner les griffes, pour ne pas battre retraite loin de là. Ou lui sortir les viscères du ventre. Elle mit toute sa volonté à l'oeuvre pour rester en place lorsqu'il lui tourna le dos. Quel inconscient.

« On fait quoi maintenant ? »

Kyrja le dévisagea, tant amusée qu'exaspérée. Il s'attendait à ce qu'elle ai un programme de déroulement de la journée ou quoi ? Pour peu, elle aurait levé les yeux au ciel.

« On va courir tout nus dans un champ en lançant des fleurs. » lâcha-t-elle pince-sans-rire.