« Attends... quoi ?! glapit un goupil dont la surprise ne saurait être feinte. Les renards peuvent vraiment grimper aux arbres ? »

Kyrja la considéra avec un soupir méprisant. Ça répondait à ses interrogations : elle était juste stupide. En plus de n'avoir sans doute jamais croisé un autre renard dans sa vie. Evidemment, elle-même avait dû découvrir peu à peu ses capacités, alors qu'elle était née ainsi. Mais elle était trop douée pour se trouver des excuses pour ne pas mettre ça sur le compte de son amnésie, du fait qu'elle n'était alors qu'une enfant ou même qu'elle ignorait ce qu'elle était. Et pas un instant elle n'accepta de considérer le fait qu'elle n'avait jamais tenté de respirer sous l'eau ou de voler pour savoir si elle en était capable — qui sait.

« Mais comment on fait ? » s'enquit la rouquine.

Elle décrivait des cercles empressés autour de l'arbre, comme si elle s'attendait à y voir apparaître une notice d'utilisation. Kyrja se retint de lui apprendre que la force centrifuge fonctionnait vers l'extérieur, pas vers le haut.

« Comme un renard. » lâcha la longibande d'un ton ennuyé.

Elle n'avait assurément pas la même technique d'escalade, elle dont l'espèce était modelée pour ces choses-là. Ce qui était loin d'être le cas de son interlocutrice, qui n'avait ni ses griffes aiguisées, ni ses pattes courtes et fortes, ni sa souplesse. Mais à l'idée de la voir se vautrer dans une tentative pitoyable, sa motivation lui revint en dansant.

« Tu prends de l'élan. Et tu sautes haut. Après, tu utilises tes griffes pour t'accrocher et tu... cours tout droit. » expliqua-t-elle en se fiant à ses nombreuses observations de goupils.

Elle passa sous silence le fait que, contrairement à elle, ses griffes ne seraient pas un appui suffisant pour la maintenir. Si elle perdait de sa vitesse, la gravité allait venir lui dire bonjour. Elle allait s'en rendre compte bien assez vite, alors autant ne pas gâcher le plus drôle.

La renarde s'élança, concentrée comme un épagneul devant un gibier. A l'instant où elle quitta le sol avec une détente un peu trop impressionnante, Kyrja devina la suite. Elle aurait peut-être dû s'attarder un peu plus sur la notion d'élan. En fait, sur la notion d'escalade tout court. La rouquine s'y prenait comme un bourrin. Un gros bourrin qui force trop et ne réfléchit pas. Sans surprise, elle disparut en ne laissant derrière elle que les restes d'un glapissement. La panthère nébuleuse s'en serait presque cachée les yeux derrière les pattes, si elle n'avait pas trouvé dommage de rater la moindre miette du spectacle.

Elle se dépêtra du pauvre et innocent buisson qui avait été reconverti en filet de sécurité avec un air suspicieux.

« Les renards sont-ils vraiment capables de faire ça ? Ou tu t'es juste moquée de moi ? » douta-t-elle, tandis que Kyrja lui adressait un regard plein d'innocence.

Cette dernière ne jugea pas utile de répondre à ses interrogations. Après tout, ce n'était pas de sa faute si cette renarde-là n'était pas douée. Était nulle, même. Kyrja releva que les renards roux ne possédaient donc vraisemblablement pas d'instinct arboricole. Il allait falloir lui expliquer pourquoi ils possédaient l'instinct de se réfugier dans les arbres, alors. A moins que ce ne soit là aussi qu'un apprentissage. Peut-être qu'un jour, l'un d'eux avait vu un de leurs cousins gris vaquant à ses occupations sylvicoles et s'était dit "Cool ! Pourquoi pas moi ?". Et depuis, ils tentent vainement de percer les secrets de la canopée, de génération en génération. Bon, l'explication était sans doute plus simple, du genre sauver sa peau face à des chiens ou atteindre des proies. Mais la première hypothèse était plus alléchante.

« Un généreux six sur dix pour la chute. La technique est là mais peu appliquée. Impressionnant, mais manque de charme, commenta Kyrja avec l'impartialité du juge sportif. Enfin, j'imagine que le charisme ne se trouve pas dans les poubelles... »

Elle agita les moustaches pour contenir son amusement et ajouta :

« Par contre, en ce qui concerne l'escalade, ça ne dépasse pas le un sur vingt. D'ailleurs, ce que tu viens de faire ne s'appelle pas "grimper aux arbres", mais "se jeter sur un arbre". »

Ce qui, au final, était plus ou moins la technique de tout goupil qui se respecte. Si on peut appeler ça respecter. Sauf qu'ils le faisaient avec un peu plus d'élégance et d'efficacité que la rouquine, en commençant par se souvenir de l'existence d'un truc appelé "tronc", par exemple.

La rouquine ne sembla — ô surprise ! — guère apprécier les remarques de son aînée. Elle leur répondit d'un rire jaune appuyé. Kyrja se serait presque attendue à la voir bouder comme une enfant, mais en lieu et place, elle se mit à pester contre son appendice caudal.

« De mon côté, fit-elle en s'attaquant à l'espèce de buisson qui lui collait aux fesses, je te mets un douze sur vingt pour l'ironie. Pas mal, mais peux mieux faire. De nous deux, c'est moi la plus taquine. Tu devrais garder ton air hautain et ta façon de me juger, plutôt, tu as un plus grand talent pour ça. »

Kyrja ricana à voix basse. N'étais-ce pas exactement ce qu'elle était en train de faire ? Il faut croire que le sarcasme, c'est comme se baigner ; après un certain temps, on s'habitue et on ne perçoit plus le froid.

« Mais je te propose un marché : tu m'apprends à grimper correctement aux arbres et en échange, je t'apprends à correctement plaisanter. »

Il ne lui avait pourtant pas semblé s'être enquise de l'avis de cette pauvre créature. Elle s'autorisait bien des libertés, la petite ! Et elle ne manquait pas d'estime pour des talents qu'elle ne possédait même pas.

« Ça n'était pas de l'ironie, juste la stricte vérité, la détrompa Kyrja avec un sourire. Et je ne passe pas de marchés. Surtout quand la contrepartie est si risible. »

Par contre, voir la renarde se ramasser une nouvelle fois, c'était dans ses cordes. Elle se releva, s'étira et bondit au sol. Elle avisa une bonne trajectoire d'un coup d’œil et se plaça face au tronc.

« La première branche, là, indiqua-t-elle en pointant du museau une épaisse ramure qui prenait sa base à deux ou trois mètres du sol. L'arbre s'incline un peu, ça devrait être à ta portée. »

A moins qu'elle ne se casse une griffe et ne se mette à piailler comme une diva une fois de plus. Kyrja banda les muscles et s'élança. Ses griffes percèrent sans mal l'écorce tendre lorsqu'elle se réceptionna contre le tronc. Elle dû se forcer pour décomposer ses gestes. Tout ça était si naturel pour elle qu'elle ne savait même pas vraiment comment elle s'y prenait. Elle planta ses griffes arrière et se propulsa avec aisance vers la branche, qu'elle atteignit d'un bond supplémentaire avant de s'y hisser.

Kyrja s'ébroua et se décala pour laisser de la place sur la branche. Sait-on jamais, au cas-où l'autre parvienne jusque-là sans s'étaler par terre. Un miracle peut toujours arriver. Et puis, s'il lui reprenait l'envie de se servir de la branche comme d'une barre de saut en hauteur, la longibande préférait éviter de se trouver sur son chemin.
Une chose qu'elle savait déjà, c'était qu'application ne rime pas avec douance. La renarde était certes une élève attentive, mais médiocre. Kyrja n'eut pas à s'étonner longtemps de la voir réussir quelque chose de correct ; l'instant d'après, la leçon d'escalade se transformait en entraînement au mordant.

La panthère nébuleuse dévisagea la renarde avec curiosité, se demandant par quel miracle elle arrivait à tenir bon avec une mâchoire aussi frêle. La rouquine lui adressa un marmonnement étouffé.

« Un coup de patte ? Oh, bien volontiers. » répondit-elle de sa voix mielleuse.

Et elle lui asséna un coup sur le museau, juste assez violent pour lui faire lâcher prise. Une petite chute n'a jamais tué personne — enfin, si on omet Mufasa. Long live the king ! De toute façon, Kyrja n'aurait pas été bien gênée de blesser la renarde.

La renarde s'extirpa d'un buisson pour la deuxième fois en moins de dix minutes, et, au grand dam de Kyrja, parut à peine s'en émouvoir. La longibande se serait attendue à un peu plus de virulence contre sa personne. Mais rien, pas même une petite remontrance, pas même un grognement contre celle qui venait sciemment de la balancer d'un arbre au risque de lui briser une ou deux pattes, voire la nuque. C'est avec un soupir de regret que Kyrja la vit se relever sans la moindre raideur ou foulure. Elle devait avoir une chance plus qu'insolente, cette bête-là. Navrant.

« Très amusant ! ironisa-t-elle. Bon, cette fois, j'y arrive ! »

La panthère nébuleuse espéra qu'elle parlait de se fêler quelque chose. Du moins, une chose autre que son cerveau. Mais le goupil parvint sans trop d'encombres à se hisser à côté d'elle.

« Eh bien comme on dit, la troisième, c'est la bonne ! »

Sans doute à ce moment là que la fatalité finit par avoir pitié des tentatives infructueuses, et décide de donner un coup de pouce. Dommage pour la renarde, quand il en va de la vie, il y a peu de chances que l'on ai le droit à deux échecs. A moins d'être dans un jeu vidéo.

« On dit aussi "jamais deux sans trois", répondit Kyrja en s'avançant vers le bout de la branche, qui tangua sous ses pattes. Tu devrais l'épouser, ce buisson. »

Elle aurait été fort tentée de déséquilibrer la renarde pour de bon, mais sa curiosité la poussait à voir jusqu'où elle pourrait se traîner. Et puis, elle n'avait pas besoin d'elle pour réussir à tomber comme une grande. Elle allait bien finir par marcher sur un rameau trop fin. Kyrja grimpa sur la branche supérieure et commença à escalader l'arbre sans un regard en arrière.

« Ça revient pratiquement au même. J'ai dû faire trois tentatives avant de réussir à me hisser sur cette branche. »

Kyrja s'arrêta pour lui décrocher une œillade ennuyée. La logique ne s'appliquait apparemment pas de la même façon pour tout le monde.

« Tu es du genre à voir le verre à moitié plein même quand il ne reste que deux gouttes, toi. » soupira-t-elle.

Comme la renarde ne paraissait pas se décider à bouger de là où elle avait par miracle réussi à hisser ses fesses, Kyrja se trouva une fourche confortable où s'allonger.

« Il t'es déjà arrivé de tomber, à toi aussi ? » la questionna la rouquine.

Elle croyait quoi, que la longibande faisait de la randonnée ? Tout le monde tombe un jour ou l'autre, quand on chasse des bêtes aussi grosses et rapides que soi dans la canopée. Enfin, tomber n'est pas le mot le plus approprié ; faire des erreurs, plutôt. Glisser, perdre l'équilibre, mal appréhender les distances dans la précipitation. Tomber, ce serait signer son arrêt de mort. Mais elle en avait connu dans sa jeunesse, des chevilles foulées, des contusions, des cicatrices.

« Oui et non. J'ai failli me briser les os à cause d'un aigle, une fois. Mais comme tu peux le constater, je suis toujours là et toujours entière. »

« Je ne vois pas en quoi il est mal de voir le bon côté de la vie en continu, répondit la renarde, plus encore quand on a vécu des malheurs. C'est mieux que de voir le verre à moitié vide même lorsqu'il déborde, tu ne trouves pas ? »

Pas vraiment, non. Ce n'est pas en ignorant le problème qu'il disparaît. Bien au contraire, voir la vérité et les soucis en face, c'est s'assurer d'être plus prudent et plus apte à les éviter la fois suivante. Et puis, Kyrja, elle préférait le boire, ce fichu verre.

« Oh que oui, je le constate largement. Tu as un caractère tellement bien prononcé qu'il est clair que tu es pleine de vie, peu importe ta façon de voir le monde, lui lança encore la rouquine, ne semblant pas comprendre que c'était justement sa vision du monde qui l'avait maintenue en vie jusque là. Mais... un aigle ? Il s'est passé quoi ? Une proie qui s'est envolée quand tu lui a sauté dessus ? Ou tu étais chaton et c'était toi, la proie ? »

Elle riait, comme si elle n'avait jamais croisé un aigle. Kyrja n'était pas très avertie de quels genres de rapaces rôdaient dans cette région, mais il devait certainement s'en trouver qui soient capables de rivaliser, peut-être même d'égaler les plus gros. Et dont les renards figuraient au menu.

« Eh bien, j'étais jeune, en effet, et sans doute pas aussi agile et prudente qu'aujourd'hui. Mais je ne pense pas que je l'aurais beaucoup plus impressionné si j'avais été adulte. »

Elle sourit au souvenir de l'énorme bête qui avait surgit de la canopée, crête dressée et battant furieusement ses imposantes ailes noires et blanches. Elle n'en menait pas large, la petite panthère nébuleuse, face à un adversaire aussi féroce et redoutable que magnifique.

« Je crois que je m'étais simplement trop approchée de son jeune à son goût. Mais s'il m'avait eue, il est certain que j'aurais servi de repas à cette même progéniture. »

« Oh, oui, effectivement, je pense que peu importe le prédateur, si tu t'approche de ses petits, tu finis au menu, même si ce n'était pas prévu. Ce sera sûrement mon cas si j'ai des renardeaux. Et le tien aussi si tu as des chatons. »

Kyrja se retint de lâcher un sarcasme sur la variabilité des instincts parentaux. Il y avait ceux qui défendaient becs et ongles leur progéniture, et puis... Les autres. Ceux qui n'en avaient strictement rien à foutre, ou qui préféraient sauver leur peau. Et ce n'étaient pas forcément les plus gros qui se révélaient les plus belliqueux.

« Et du coup, comment lui as-tu échappé ? » reprit la renarde.

Comme n'importe quel enfant confronté à quelque chose qu'il n'avait pas vu approcher ; sans réfléchir. Avec une chance insolente, et quelques cicatrices. Sans doute sa survie n'avait-elle tenu qu'au fait que la harpie ne faisait que protéger sa descendance, et essayait de l'éloigner plus que de la tuer. Ça, et la rapidité et l'agilité dont elle était douée. Peut-être bien sa férocité, aussi, parce que son acte le plus stupide — répliquer en attaquant — avait finalement tourné à son avantage. Qui sait si le rapace ne l'aurait pas rattrapée et attaquée par derrière au lieu de se satisfaire de la voir s'éloigner, si elle s'était enfuie dès le premier instant ?

« En passant tout près de m'écraser au sol. On est tombés, et ça nous a séparés. Je me suis retrouvée sur une autre branche vingt mètres plus bas. »

Un miracle que celle-ci se soit trouvée sur sa trajectoire. D'un geste automatique, elle glissa sa queue contre son flanc, où les serres de l'aigle lui avaient à l'époque laissé une plaie béante. Le poil avait depuis repoussé, mais elle se demandait parfois si il ne restait pas quelques séquelles de ses affrontements passés sur sa peau.

« Et dans un sale état, si tu veux mon avis. » lâcha-t-elle avec un rictus amusé.

« Que voilà une aventure des plus intéressantes, lui lança la renarde, comme si Kyrja lui avait demandé d'évaluer sa vie. Tu as dû en ressortir plus forte, j'imagine. Déjà en apprenant, du coup, à ne pas t'approcher des nids de ces grands oiseaux. Et te renforçant physiquement après lui avoir échappé. »

La panthère nébuleuse avait en effet grandi de bien des manières au fil de ses erreurs, de ses échecs et de ses douleurs. Mais, pour le coup, elle n'aurait pas intégré cette expérience dans ce genre de catégories. Elle n'y avait rien gagné, sinon des blessures qui l'avaient sincèrement handicapée quelques temps. Une faiblesse qu'elle ne pourrait plus se permettre aujourd'hui. Si elle avait appris une chose, c'était qu'elle habitait un corps qui allait un jour nourrir la poussière. Pour son si jeune esprit, tout juste éveillé de la brume qui recouvrait un passé qu'elle ne connaîtrait peut-être jamais, c'est quelque chose qui paraît bien abstrait. Il est dur de prendre conscience de sa propre mortalité. Et pourtant, elle avait continué de risquer sa vie. Elle était retournée dans la canopée, elle avait chassé des proies qui auraient pu lui rompre les os. Et elle n'avait aucun doute sur le fait que, contrairement à ce que semblait songer la renarde, elle aurait de nouveau affronté une harpie si l'occasion s'en était présentée. C'était la seule façon de survivre, sur le fil du rasoir.

« Et maintenant, tu es une adulte. Outre les humains et autres créatures fantastiques, j'imagine que tu n'as plus beaucoup de prédateurs. » hasarda le goupil.

Oh, il était à peu près certain que Kyrja n'en comptait pas autant que la rouquine, en effet. Pour autant, elle n'en était pas exempte, même si la plupart de ses ennemis mortels n'avaient pas pour première vocation de la prendre comme goûter. Les températures glaciales de l'hiver pouvaient lui voler la vie avec la même aisance, et sans doute même plus, qu'un puma ou un lynx. Une mauvaise blessure aurait tôt fait de la livrer à la merci de la famine et des maladies, et la morsure de certains serpents n'aurait pas été moins fatale que celle d'un ours. Mais elle savait que, tout comme elle se méfiait même de ses proies, elle aurait pu être une menace mortelle pour ses propres prédateurs.

« Tu devrais par contre éviter de te faire trop remarquer en ville. Histoire de ne pas te faire pourchasser par les médecins de l'horreur. »

C'était bien le dernier de ses soucis. Kyrja fuyait les villes comme la peste, et la simple présence des humains la rendait malade. Elle ne jouait pas les toutous, elle.

« Je ne crois pas avoir eu besoin de tes conseils pour me débrouiller jusqu'ici. »

Bien mieux que la renarde, en plus. Elle avait traversé plus d'années que la rouquine n'en connaîtrait jamais, et malgré une jeunesse chaotique, sa vie d'errance lui réussissait à merveilles. Elle avait abandonné toute vulnérabilité avec son ancienne existence, et plus le temps coulait au bas du sablier, plus elle se renforçait.

« Je n'en doute pas, répondit-elle. Mais sais-tu qui sont exactement les médecins de l'horreur, au moins ? »

Une secte de crétins avec de grosses aiguilles et un fort penchant pour les fêtes d'Halloween, à en croire le nom. La panthère nébuleuse n'était guère intéressée par les manigances des humains, dont chaque agissement, et même chaque respiration lui paraissait être une insulte. Elle ne comptait pas plus approcher celui qui pointait le canon d'une arme que le cueilleur de champignons lambda.

« Ta plus terrible angoisse ? se moqua-t-elle. C'était sympa de me prévenir de tes mauvaises expériences hôtelières, mais je n'ai moi-même aucun problème à choisir les bons établissements. »

Malgré ses si nombreuses années de vie, elle n'avait jamais été ennuyée par les copains de son interlocutrice. Pourquoi cela changerait ? Elle était un fantôme insaisissable, une âme errante sans rien à perdre et sans aucune attache qui puisse la ralentir. Sa simple présence était toujours demeurée cachée, et si par malheur elle se faisait repérer, elle était déjà loin lorsqu'on se lançait sur ses traces, et elle s'était déjà évaporée de nouveau avant que l'on ne puisse la retrouver. Si elle n'avait pas su éviter chaque piège et chaque menace, elle aurait sans doute déjà fini dans un refuge pour animaux exotiques.

« Le plus triste, c'est que cette réponse est exactement ce que je pense d'eux. »

Le plus prévisible, surtout. Elle faisait vraiment une fixation celle-là. Même Kyrja, toute socialement inapte qu'elle était et qui avait à peine croisé âme qui parle au cours des cinq ou six dernières années, trouvait que ça crevait les yeux. Peut-être que, l'angoisse, ça la connaissait un peu trop ?

« Après, si tu crois que j'ai eu le choix d'aller résider chez eux, tu te trompes, continua la renarde, soulevant chez Kyrja quelques interrogations sur sa capacité à saisir le sarcasme. Ce n'est même pas comme si j'avais été capturée : j'étais chiot quand ils m'ont enfermée. Leur but est de créer l'être parfait à travers les chimères en faisant des expériences sur différentes créatures. Je suis d'ailleurs l'une de ces créatures. »

Eh bah, c'était pas une réussite. C'était même plutôt un échec cuisant et rétrograde, à moins que la renarde n'ai été une tentative d'atteindre l'être parfaitement stupide. Kyrja ricana à l'idée que quelqu'un ai un jour cru utile de s'amuser à faire parler un renard. Ou un chien, ou quoi qu'elle ai pu être à l'époque.

« Et si ils apprennent ton existence, crois-moi, ils n'auront de cesse de te poursuivre pour que tu finisses sous leurs aiguilles. Et la mort serait le meilleur sort que tu pourrais alors recevoir. Je me doute que ce n'est pas ton genre de te faire voir. Mais du coup, tâche d'être encore plus discrète que d'habitude tant que tu seras dans le coin. Vu que la ville d'à côté est leur antre. »

Kyrja sentit le poil de son dos onduler sous l’agacement. Ce n'était pas à cette bête insignifiante de lui donner des conseils sur la façon de mener sa vie. Si inutiles, de plus ! Qu'elle se les applique à elle-même ; la longibande était certainement bien plus discrète qu'un renard domestique idiot qui jacasse et prend feu à tout bout de champ.

« Eh bien, déménage, cocotte ! la railla-t-elle. Ça t'évitera de trembler comme un rat dans un nid de serpents. Et puis, moi, si j'ai envie d'avoir des clones, ça me regarde. »

« Je l'aurais fait, si je ne connaissais pas maintenant les dangers de cet endroit et que je ne savais pas les éviter, justement. Et si je n'avais pas une famille qui veillait sur moi. »

Ah ! Heureuse soit-elle, de pouvoir compter sur des imbéciles qui n'avaient rien de mieux à faire que d'aller la secourir. Le jour où il y en aurait un pour subir un danger un peu trop mortel en voulant sauver la princesse en détresse, peut-être s'en rongerait-elle les sangs ? Et lorsqu'elle se retrouvera seule et ne pourra compter que sur elle-même, peut-être cessera-t-elle de trop s'appuyer sur les autres ? Mais qu'elle s'amuse donc, en attendant. Qu'elle aille se mettre en danger, qu'elle aille jouer avec sa vie et celle de sa "famille", et qu'elle aille mourir seule dans un trou à rats.

« J'ai jamais dit qu'ils allaient faire des clones de toi. Mais éventuellement, ils pourraient te greffer une seconde tête... Toi qui semble avoir l'habitude de discuter avec ton propre ego, en fait, ça pourrait ne pas être trop mal, d'avoir deux têtes. »

Elle sortait ses conclusions du chapeau, la renarde. Kyrja doutait d'avoir une tête à se parler à elle-même. Son interlocutrice, par contre, c'était une autre affaire. Si ça se trouve, elle parlait en connaissance de cause. Elle n'avait jamais dit qu'elle n'avait qu'une seule tête, quand elle était un chien. Elle aurait fait un redoutable Cerbère, le genre que personne n'ose approcher à moins de vingt mètres, au point de préférer passer l'éternité aux Enfers.

« Je croyais qu'ils recherchaient l'être parfait ! Je suis déjà parfaite, feignit de s'offusquer Kyrja, avant de lâcher un petit rire. D'ailleurs, qui te dis que je ne suis pas des leurs ? Ils m'ont peut-être envoyée te trouver. »

Une étincelle traversa son regard, quelque part entre la cruauté et l'amusement.

« Et te piéger. Dans un arbre, par exemple. »

Kyrja fut un peu déçue que son interlocutrice ne morde pas à l'hameçon. Bête comme elle la voyait, elle en aurait été capable. C'était marrant, de voir les autres trembler de frayeur — elle faisait souvent cet effet-là. Mais la rouquine se contenta de sourire.

« Et ce qui me fait penser que tu n'es pas déjà l'une des leurs, c'est que justement, tu es parfaite. »

Kyrja eut un petit soupir. Il faudrait qu'elle se décide, vraiment. Ils voulaient la suprême transcendance, oui ou non ? A moins qu'elle n'insinue juste qu'ils étaient de gros incapables. C'est bien, d'être réaliste sur sa condition de bestiole pitoyable.

« Si ton but aurait été de me capturer, tu l'aurais déjà fait. Et tu n'aurais pas bêtement piégé dans un arbre un être capable de prendre feu et donc de réduire l'arbre en question en cendres, et ainsi pouvoir s'enfuir, avant l'arrivée de tes maîtres. Tout en te piégeant toi-même dans les flammes en montant en haut de cet arbre, justement.
— Maîtres ? Oh, non, tu n'y es pas. Je dirais... Associés. »

La longibande décida de passer outre le fait qu'elle aurait été plus à-même d'avoir des serviteurs que des associés. De toute façon, elle n'aurait pas accepté la présence d'un humain à ses côtés, fût-ce pour lui laver les coussinets.

« Et tu ne m'as pas l'air de bien connaître les arbres, toi, reprit-elle avec son petit rire léger qui aurait pu être fort agréable s'il n'était pas si vicieux. Ce n'est pas un vulgaire pin, ça. Le temps qu'il commence à brûler, tu auras rameuté toute la forêt avec ta lumière bien visible. Et même si tu arrivais, qu'est-ce que tu ferais ? Une jolie chute pour t'écraser au sol avant de ne te prendre un arbre en feu sur la figure ? Pas très malin, pour un renard. »